Je voulus analyser le phénomène tout en interrogeant le petit papier bleu qu’un gamin à casquette galonnée venait de me remettre.
Pourquoi ce rire obstiné contraire à mon vouloir ?
Physiologiquement parlant, je m’arrête à la définition suivante :
« Une aspiration très longue suivie d’inspirations courtes, saccadées, qui font vibrer avec bruit les cordes vocales, et le voile du palais.
Ceci est provoqué par un état spécial du système nerveux que déterminent la vue ou le souvenir d’une chose comique. »
Le télégramme disait :
X. X. rue nn. Philippe décédé service demain onze heures venez Lisbeth.
Rien de spécialement réjouissant là-dedans. Comment expliquer ma joyeuseté intempestive ? Quelque association d’idées perdues, chaînes aux mailles brisées traînant dans mon souvenir.
Là où nos pères disaient pieusement :
« Rendre son âme à Dieu, » nous prononçons : « Casser sa pipe, dévisser son billard, fermer son parapluie. »
Par une rapide et inconsciente opération mentale, ces mots avaient dû se représenter à mon cerveau. Le dernier venait d’y coller une image grotesque, une caricature.
Le pauvre Philippe, frère de la cousine Lisbeth, invariablement coiffé d’une petite calotte de velours, ressemblait aux donneurs d’eau bénite de Gavarni. Quel que fût l’état du ciel, il portait comme les paysans, un immense parapluie bleu.
Voyant se profiler sa silhouette ridicule, je me disais :
« Il l’a donc fermé une bonne fois ! Si on ne le met pas en bière avec lui, il est capable de venir le réclamer. »
Quatre heures de chemin de fer m’amenèrent à la station, où je demandai une voiture.
En face de la gare, d’une blancheur fascinante sous les rayons lunaires, des blocs de pierre équarris comme les morceaux de sucre au café, attendaient qu’on les expédiât sur Paris.
Pendant une partie de la nuit, je traversai des paysages normands.
La lune, dans son plein, versait des flocons de neige sur les pommiers.
Dans les prés, les rigoles luisaient en filets d’argent, et derrière les haies quelques façades se dressaient claires sur un ciel cotonneux.
Le décor était rempli de choses blanches ; la couleur se traduisant par des sons, il se chanta en moi comme un concert fait de notes lointaines, assourdies mais imprévues, magiques, soutenues dans la gamme haute, d’une fraîcheur, d’une limpidité impossibles à faire comprendre.
Cette partie de nous-mêmes qui sent les jouissances psychiques pendant que le corps s’annihile, s’échappait voltigeant dans l’espace en pleine féerie.
Les invisibles y chantaient ; ils jouaient sur des instruments de cristal des symphonies impossibles à noter pour une orchestration terrestre.
La tension de tout mon être, douloureuse à force d’extravagante exultation, tomba forcément à l’arrivée.
Il fallut quelque effort pour me remettre en situation.
La voix de Valérie grinça, aigre comme de la groseille verte.
Cette servante antique, je la voyais depuis mon enfance comme une pièce de mobilier de famille.
Elle m’accueillit avec un maigre sourire de bienvenue.
Ses mèches grises s’échappaient du bonnet de coton blanc tiré bas sur le front.
Quand elle leva sa lampe à la hauteur de mon visage, l’ombre, tombant dure et courte sur ses rides, lui marqua des coups de sabre autour de la bouche.
« Ah ! c’est vous ! Je ne vous attendions quasiment plus. J’allions me coucher. Avec ça que tout le monde est sur le flanc !
– Et ma cousine ?
– Pauvre chère demoiselle ! c’est elle qui a le plus besoin de repos. La maison est pleine de gens qu’il a fallu recevoir. Venez, je vas vous montrer votre chambre. »
Celle-ci était dans le corps de logis habité par Philippe. Une cloison la séparait du corridor menant à la pièce où il avait l’habitude de coucher.
C’est là qu’il accrochait ses nippes. Je repensai au parapluie.
Des drôleries funèbres me hantaient l’imagination.
« Est-ce que le corps est là ? demandai-je.
– Non. M. Philippe, mis en bière hier soir, a été transporté dans les communs où l’on a fait une chapelle ardente. »
Je réclamai quelques détails sur la mort de mon cousin.
Valérie esquissa un panégyrique mal convaincu.
Vieux garçon, maniaque, solidement ennuyeux, égoïste, d’une ladrerie sordide, Philippe devait laisser dans sa domesticité des regrets supportables.
Je me suis souvent demandé pourquoi l’on se rangeait, l’on se découvrait sur le passage d’un corbillard, même celui d’un indifférent. Pour qui ces respects ? l’âme a quitté le corps devenu une masse de chair inerte et puante.
Nous ne saluons donc pas le mort, mais la mort, l’inconnu majestueusement terrible et redouté, le problème qui nous laisse plus ou moins rêveurs.
Valérie parlait bas comme dans une cathédrale. Nous cherchions ensemble à retrouver quelques vertus oubliées chez le défunt pour lui glaner un maigre bouquet d’hommages posthumes.
Et nous n’étions sincères ni l’un ni l’autre ; mais cette hypocrisie instinctive devenait un témoignage de respect pour le mystère suprême.
Une fois seul, je me laissai envelopper par le bien-être tout animal d’un lit chaudement mœlleux en ressaisissant les jolis tableaux de la campagne normande au clair de lune. Puis un malaise me prit. Les poutrelles du plafond m’agacèrent ; elles cachaient des profondeurs noires. Au moindre craquement des boiseries, je sentais de subites palpitations. Juste au-dessus de ma tête, j’entendis une série de petits coups répétés à intervalles réguliers. Ce n’était que le travail du xylophage ou l’appel de l’araignée en amour ; mais ce bruit ressemblait trop aux rappings et knockings des esprits frappeurs. Ensuite, ce fut un piétinement précipité.
« Oui, oui, des souris, des rats ; mais à tout hasard, mon cher Philippe, si tu es choqué de mes pensées irrévérencieuses, laisse-moi tranquille. Je te promets des De profundis… »
Je m’endormis au petit jour pour m’éveiller très tard.
Aussitôt habillé, je sortis dans le corridor et ouvris une fenêtre donnant sur la cour.
Au fond de celle-ci, le grand porche cintré des communs était bordé de tentures noires à larmes d’argent. À travers les fentes de la draperie, une lueur pâle, timide en face du soleil, laissait deviner une quantité de cierges.
C’était la chapelle ardente annoncée par Valérie.
Tandis que je regardais le carré noir sur une longue façade blanche, inexorable dureté du contraste sans transition, la draperie se souleva lentement.
Un homme sortit de dessous le porche. Il fit quelques pas mesurés devant le petit espace noir, s’arrêta, retourna en arrière pour recommencer le mouvement de va-et-vient du factionnaire devant sa guérite.
Il se tenait voûté dans sa houppelande, coiffé d’une calotte de velours, et portait un parapluie bleu sous le bras gauche.
« Ah çà !… comment ? voilà Philippe qui monte la garde devant son propre cercueil !!! Encore un mauvais tour de cette nervosité ridicule qui fait de moi une matière vibrant au moindre souffle, passant du rire aux larmes, de la folle témérité au plus abject tremblement… »
Après m’être frotté les yeux, je les tins fixés sur la vision, simple fantasmagorie qui allait s’évanouir comme la fumée d’une cigarette.
Mais elle tint bon. C’était un homme se promenant à pas égaux, rythmés, avec la démarche, l’allure, le geste et le costume de Philippe.
Celui-ci avait eu une façon à lui de se vêtir : des étoffes qui ne représentaient ni le lustre du neuf ni le râpé du vieux ; des nuances indéfinissables d’une vivacité primitive qui semblait assourdie, éteinte par l’usage. C’est ainsi qu’Heilbuth habillait les personnages qui se saluent au Pincio.
Le pardessus du promeneur me rappela celui que Philippe portait la dernière fois que le vis.
Je regardai de haut en bas l’homme inclinant la tête.
Il m’était donc impossible de rencontrer son visage. Je toussai très bruyamment. L’homme leva les yeux de mon côté. Ce ne fut qu’un éclair ; mais il suffit.
Plus de doute : j’avais bien Philippe, Philippe en personne devant moi.
Quelqu’un passa dans le corridor. Je me retournai. Valérie en grande toilette noire, ayant substitué la haute coiffure cauchoise au bonnet de coton, semblait très affairée.
Cependant, je l’arrêtai au passage.
« Voyez-vous quelqu’un là-bas ?
– Tiens, pardine ! C’est-il que vous ne connaissez plus monsieur Étienne ? »
Étienne, le bon camarade, l’intime des anciens jours !
Il m’était aussi sympathique que son aîné l’avait été peu durant sa vie.
« Bah ! je ne l’aurais pas cru si vieilli… Cette barbe toute blanche…
– Dirait-on pas que la vôtre noircit avec le temps !
– Mais d’où lui viennent ce parapluie, cette espèce de vieille casaque ?
– Des affaires à M. Philippe, faut croire. Il aura décroché le gros riflard pour se garer du soleil en traversant la cour.
– Quand est-il arrivé ?
– Peut-être bien cette nuit. Ce n’est pas moi qu’a reçu tous les voyageurs. Faites excuse… c’est que j’avons encore de la besogne en bas… »
Brave garçon un peu compassé, mais franc, loyal, généreux, Étienne était, en somme, le membre le plus équilibré de la famille. Je ne l’avais pas revu depuis longtemps. Occupant d’importantes fonctions dans une grosse maison d’armateurs au Havre, il y était absorbé par son métier comme moi par le mien à Paris.
Il fallait pour nous réunir le funèbre hasard de cette circonstance. Je me précipitai dans la cour ; je n’y vis plus Étienne, probablement rentré sous le porche noir. En effet, je l’aperçus vaguement à travers les flammes tremblées des cierges, agenouillé près du cercueil fraternel.
Moi aussi, je m’agenouillai de l’autre côté et je tins les yeux baissés, en murmurant mécaniquement quelque chose comme une prière.
Quand je les relevai, Étienne avait disparu.
Je sortis bien vite, sûr de le rejoindre dans la cour, où des groupes commençaient à stationner, attendant l’heure du service.
On me dit l’avoir vu, à l’instant, franchir la grande porte.
Cette rapidité des mouvements ne s’accordait guère avec ses allures d’invalide.
Je me heurtai contre Lisbeth, qui me dit en courant :
« Ah ! vous voilà, cousin. Bien bon de venir pleurer avec nous ce pauvre Philippe. Quel malheur, mon Dieu !… Pardon… je ne sais où donner de la tête. Tout ce monde à recevoir…
– Avez-vous vu Étienne ?
– Je crois que oui, hier, ce matin ?… Je ne sais même pas si nous nous sommes parlé… Si vous avez besoin de quelque chose, vous trouverez dans la salle à manger. »
Et elle s’en alla, toute gémissante, avec des petits sautillements d’oiseau.
Sa pauvre cervelle de vieille linotte déplumée ne pouvait contenir deux idées à la fois. Il est vrai qu’une seule n’y demeurait pas longtemps. Elle était si étroite, cette cervelle, que les pensées mal à l’aise s’y bousculaient, s’y écrasaient, tellement serrées qu’elles jaillissaient au-dehors le plus vite possible.
Dans la salle à manger quelques personnes avalaient en toute hâte, silencieuses. On parlait à peine en échangeant des mots courts, murmurés d’une voix artificiellement expirante. Là encore, j’appris qu’Étienne, aperçu quelques instants plus tôt, venait de sortir.
Le clergé arriva avec la grande croix, les chantres et enfants de chœur en surplis. On psalmodia du latin devant le porche ; puis quatre porteurs, coiffés de chapeaux qui semblaient recouverts de peau de taupe, prirent le cercueil.
Le cortège se forma par hiérarchie de proximité consanguine et l’on se mit en marche.
Séparé de moi par une douzaine de parents, Étienne allait en tête. Je le voyais de dos, chauve, le crâne jauni, luisant au soleil, peau de tambour tirée sur un champignon de modiste. Quelques mèches de cheveux restés à la nuque pendaient en ficelles effilochées sur le col de son habit noir, neuf, mais fripé.
Dans l’église, je le vis agenouillé tout au bout du chœur, ses coudes sur l’appui de la stalle, presque immobile et conservant l’aspect d’un vieux moine en carton-pierre.
Pendant l’absoute, tout le monde se tint debout près du catafalque ; m’étant approché, je pus examiner mon parent à loisir. Son visage me semblait effacé, pâli par l’éloignement, ce que j’attribuai à la fumée des cierges.
Quelques années l’avaient singulièrement avancé en accentuant sa ressemblance avec Philippe.
Ce dernier portait au-dessus du sourcil gauche un nævus simulant grossièrement une fraise mûre ; et ce même signe rougissait au front d’Étienne.
« Que le cadet entre dans les souliers de l’aîné mort, c’est tout simple ; mais comment se fait-il qu’il ait aussi hérité de son masque ? »
Voilà ce que je me demandais en suivant le corps quand on porta celui-ci en terre sur une petite colline à quelques centaines de mètres de l’église.
Le cortège s’allongeait onduleux, comme une gigantesque tarasque noire entre des haies où des fauvettes gazouillaient sur notre passage.
Par-dessus, le regard plongeait dans la vallée où de grands bœufs d’une teinte café au lait semblaient immobilisés dans la quiétude de leur digestion éternelle.
Quand la bière fut suffisamment aspergée d’eau bénite, on quitta le cimetière.
À la porte, nous nous rangeâmes en bataille comme un peloton de bleus pour le maniement des armes. Quantité de personnes étrangères défilèrent en nous serrant la main et nous regardant avec une air de conviction émue.
« Enfin ! enfin ! me dis-je, cette fois je tiens mon Étienne. »
Je l’avais vu, chemin faisant, par derrière, tenant son chapeau de côté pour se préserver du soleil ; mais comme il ne s’était pas retourné, la caractéristique précise de sa physionomie m’échappait encore.
Je le revis dans le chemin creux qui ramène à l’habitation. Un groupe s’interposa, formant écran, et je ne pus le rejoindre.
Aussitôt rentré, j’employai les quelques heures précédant mon départ à une chasse au cousin, vraie chasse de trappeur du Far-West, mélange de poursuites et d’embuscades où la ruse s’unit à la célérité. Je parcourus toutes les pièces de la maison, ses alentours, les recoins du clos et du parc.
Partout, on venait d’apercevoir Étienne ; mais il n’était resté nulle part. L’instabilité vagabonde du feu follet !
Enfin, la lassitude m’ayant aplati sur un banc, je le vis passer devant moi avec sa démarche traînante de vieillard vidé.
Il avait repris sa souquenille avec la calotte de velours et le parapluie bleu.
Je courus après lui en criant :
« Étienne ! Étienne ! »
Il se retourna et, de la main, fit ce geste qui signifie : « Un instant, je suis à toi. » Puis il disparut derrière un bosquet de rhododendrons et de kalmias.
Je fis le tour du bosquet en prenant le côté opposé ; il était impossible que je ne me trouvasse pas nez à nez avec lui.
Personne ! Étienne s’était dissous, évaporé, anéanti.
Un nuage crevait au moment où la voiture vint me prendre. Les paysages magiques de la nuit me parurent maussades et blafards à travers la pluie qui faisait de longues rigoles en délayant la poussière sur les vitres.
Je rentrai chez moi, le corps moulu, le cerveau courbaturé par une journée de tension impuissante vers l’incompréhensible.
Avant de me coucher, j’écrivis à Étienne une lettre où j’exprimai en termes vertement sentis mon opinion sur son inqualifiable façon d’agir vis-à-vis de moi.
Environ deux mois après l’envoi de cette virulente philippique, je reçus une réponse.
Avec la sécheresse méthodique que donne habitude de la correspondance commerciale, Étienne m’écrivait :
New-York, 15 juin 18…
Mon cher cousin,
Ton honorée du 4 mai dernier (Paris, soir) m’est parvenue heureusement et en temps utile.
Elle contient les reproches sur ma froideur à ton égard pendant ladite journée du 4 mai, au moment où l’on enterrait mon regretté frère aîné, Philippe, décédé, suivant avis transmis par télégraphe, l’après-midi du 2, même mois.
Je t’accuse réception des reproches ci-dessus mentionnés, sans les faire entrer en ligne de compte, non plus que les injures à moi adressées gratuitement.
Étant parti du Havre pour affaire importante concernant notre Compagnie, je me trouvais à Cincinnati (Ohio) lorsque le directeur m’a transmis l’avis du décès parvenu au Havre le jour de l’événement.
L’affaire qui me retient aux États-Unis sera terminée dans quelques semaines. Alors, je retournerai au Havre, d’où je ne manquerai pas d’aller témoigner ma sympathie à ma sœur aînée Lisbeth, qui doit être très affligée en raison du dérangement apporté dans ses habitudes.
J’espère, en même temps, avoir quelques heures de liberté qui me permettront d’aller te serrer la main à Paris.
En attendant le plaisir de te lire, si je n’ai pas celui de t’entretenir à vive voix, c’est d’ici que je te serre la main affectueusement.
À toi.
ÉTIENNE C…
P. S. — D’après les explications ci-dessus, je suppose que tu comprendras comme quoi je n’ai pas pu chercher à éviter ta rencontre le 4 mai dernier. Je pense donc que tu as été induit en erreur par quelque ressemblance. Pour préciser tes idées à ce sujet, je t’adresse ma photographie en te confirmant l’assurance de mes sentiments. – E. C.
La photographie en question représente un homme qui commence à grisonner, mais conserve la plénitude d’une vigueur morale et physique promettant de se maintenir longtemps encore.
Minutieusement interrogée à la loupe, elle ne m’a pas montré la moindre trace de nævus au-dessus du sourcil.
Il y a donc eu une hallucination… et cette hallucination semble avoir été partagée par plus de cent personnes !
Qui me livrera la clef du mystère ?
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(R. de Maricourt, « Variétés, » in L’Écho rochelais, journal des Charentes, soixante-quinzième année, n° 88, samedi 4 novembre 1893 ; cette nouvelle est extraite du recueil En Vitrine, Paris : Librairie Marpon et Flammarion, 1891. Illustration de Johanna pour Le Horla de Guy de Maupassant, 2016)
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☞ Elle a été traduite par M. E. B. sous le titre : « My Two Cousins, » in Fetter’s Southern Magazine, volume II, n° 9, avril 1893.







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